Paroles de dimanches

Dans le bois

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

10 janvier 2024

Crédit photo : LuckyBusiness / iStock

Pour ce dimanche, la Liturgie a choisi de faire lire les deux premières de trois péricopes (Jn 1,35-42), lesquelles, dans l’évangile de Jean, présentent l’entrée en scène de Jésus, à l’initiative du Baptiste.

Le contexte montre que Jésus a trouvé ses premiers compagnons dans l’entourage de Jean, près du Jourdain (v 28), avant de retourner en Galilée.

 

Jn 1,35 Le lendemain, Jean est encore là, avec deux de ses partisans. 36 Et, ayant fixé Jésus qui passe par là, il dit :

C’est lui, l’agneau de Dieu.

37 Et les deux partisans l’entendirent ainsi parler, et ils suivirent Jésus. 38 Jésus, s’étant alors retourné et ayant vu qu’ils le suivaient, leur dit :

– Vous cherchez quoi?

– Rabbi (ça veut dire : maître), tu demeures où?

39 Venez voir.

Ils allèrent donc et virent où il demeure, et ils demeurèrent avec lui ce jour-là. (Il était autour de seize heures.)

 

40 André (le frère de Simon Pierre) était l’un des deux qui avaient entendu Jean et avaient suivi Jésus. 41 Il va d’abord trouver Simon, son propre frère, et il lui dit :

Nous avons trouvé le messie (ça veut dire : christ)!

42 Et il l’amena à Jésus. L’ayant fixé, Jésus lui dit :

Tu es Simon, le fils de Jean, eh bien on t’appellera Céphas (ça veut dire : Pierre).

 

Le récit est marqué par cinq interventions d’un rédacteur qu’on peut appeler le «parenthésiste», qui a coutume d’expliquer à ses lectrices et lecteurs des données du texte susceptibles de leur échapper. Ici, il traduit trois mots d’origine étrangère (vv 38.41.42); il situe la première scène autour de seize heures (v 39), voulant peut-être indiquer par là que, le sabbat étant tout proche, les deux partisans, qui ne pouvaient pas voyager ce jour-là, l’ont passé avec Jésus; et, enfin, au début de la seconde scène, il précise d’entrée de jeu qu’André était le frère de Simon (v 40). L’activité du parenthésiste témoigne du fait que, moins d’une génération après sa rédaction, l’évangile avait déjà besoin d’explication.

 

Traduction

 

Agneau de Dieu (v 36). En araméen, il existe un mot qui a les deux sens de «serviteur» ou d’«agneau». Le texte devait parler du «serviteur de Dieu», une expression pouvant s’appliquer au roi en exercice ou messie (v 41), chargé d’exercer le pouvoir au nom de son Dieu. Un traducteur, peu au courant de la culture d’origine, aura choisi de rendre l’expression par «agneau», obscurcissant ainsi son sens pour les générations à venir et provoquant la naissance de toutes sortes de spéculations de nature sacrificielle.

Vv 38-39. Les tirets (-) remplacent les expressions du genre : «il dit, ils dirent».

Rabbi – maître (v 38). Au moment où le texte est rédigé, vraisemblablement dans les années 80, les scribes judéens, qui, jusque-là se donnaient à eux-mêmes les noms de «sages» ou de «camarades», commencent à recevoir le titre de «rab», désignation honorifique [littéralement, rabbi signifie «mon grand (homme)»].

Messie – christ (v 41). Seulement ici et en 4,25, à l’intérieur du Nouveau Testament, la translittération grecque messias, plutôt que la traduction usuelle christos, est utilisée pour désigner celui qui a été «oint» (en hébreu : mâshiach) en vue d’exercer la fonction royale.

Céphas – Pierre (v 42).  Kèphas (Céphas) est la translittération d’un surnom d’origine araméenne que le Nouveau Testament a l’habitude de traduire par le mot grec Petros. Ni Kèphâ en araméen, ni Petros en grec, ne sont des prénoms usuels, pas plus que ne le serait la traduction française de «Roc».

 

Jean[1]

 

1. La première scène se passe «encore là», c’est-à-dire de l’autre côté du Jourdain (v 28), donc à l’extérieur de la Judée. Une façon de dire qu’il faut être, d’une manière ou de l’autre, à l’extérieur du système pour se mettre à la suite de Jean ou de Jésus.

 

Jn 1,35 Le lendemain, Jean est encore là, avec deux de ses partisans. 36 Et, ayant fixé Jésus qui passe par là, il dit :

C’est lui, l’agneau de Dieu.

37 Et les deux partisans l’entendirent ainsi parler, et ils suivirent Jésus. 38 Jésus, s’étant alors retourné et ayant vu qu’ils le suivaient, leur dit :

Vous cherchez quoi ?

Rabbi, tu demeures où ?

39 Venez voir.

Ils allèrent donc et virent où il demeure, et ils demeurèrent avec lui ce jour-là.

 

L’épisode contient une donnée importante, à savoir que les premiers partisans de Jésus provenaient de l’entourage de Jean. Ils avaient donc accepté la lecture que ce dernier faisait de «l’égarement du monde» (v 29), et s’étaient laissés immerger par lui dans le Jourdain en vue de manifester leur décision de «corriger» leur trajectoire. Tout cela est très important. Car, s’ils se fient à Jean quand celui-ci leur précise l’identité de Jésus («l’agneau de Dieu»), c’est à partir de leur engagement à ses côtés qu’ils le font. Et ce sont eux, à partir de leur propre décision, qui entreprennent de suivre Jésus. Il n’y a pas d’«appel» de la part de Jésus, dans le Livre des signes[2]. À chacune, à chacun, suivant les détours de son existence, de découvrir ses lignes de fond, de s’engager à les suivre, et de trouver avec qui les vivre.

Le Jésus de Jean n’est pas un «seigneur» qui contrôle la vie des siens. À ces deux-là, qui ont entrepris de le suivre, Jésus demande simplement de lui dire ce qu’ils cherchent. La ligne de fond, que Jésus leur fait découvrir, exige qu’ils trouvent ensuite les mots pour la dire et des gens avec qui en vivre. Or, c’est en passant du temps («demeurant») avec lui qu’ils découvriront ce qu’ils cherchent, c’est-à-dire un milieu de vie, de l’autre bord du Jourdain, hors de la Judée, en dehors du système. Cette première des trois scènes à la fin de l’introduction à l’évangile est importante en ce qu’elle illustre le passage de Jean à Jésus par l’entremise de deux partisans du Baptiste, encore anonymes, qui prennent sur eux d’interpréter le geste et la parole de Jean comme une invitation à suivre Jésus, et donc à changer d’allégeance. Par la suite, leur décision entraînera une réaction en chaîne.

2. Pour toutes sortes de raisons, la deuxième scène ne manque pas d’intérêt. C’est qu’elle concerne Simon Pierre, un personnage qui a marqué la tradition synoptique, sans parler de l’histoire du christianisme. Elle a des parentés avec ce que les autres évangiles nous disent de lui, mais elle s’en démarque aussi notablement.

 

40 André était l’un des deux qui avaient entendu Jean et avaient suivi Jésus. 41 Il va d’abord trouver Simon, son propre frère, et il lui dit :

Nous avons trouvé le messie!

42 Et il l’amena à Jésus. L’ayant fixé, Jésus lui dit :

Tu es Simon, le fils de Jean, eh bien on t’appellera Céphas.

 

Il est très intéressant de voir que Jésus continue d’approuver les initiatives d’un des deux partisans anonymes de la scène précédente, dont il est ici révélé qu’il se nomme André. Il lui a d’abord offert l’hospitalité chez lui, reconnaissant ainsi implicitement la qualité d’un homme qui avait répondu positivement aux interpellations de Jean. Ensuite, il approuve la décision d’André de lui présenter son frère, Simon. Et, enfin, il reconnaît la qualité du jugement d’André sur son frère, puisqu’il change le nom de ce dernier. Un tel changement d’identité est appel à vivre désormais d’une façon différente.

Il y a, dans cette petite scène sobrement racontée, beaucoup de choses qui risquent de nous échapper si nous ne leur portons pas attention. D’abord il faut revenir sur le fait que, selon l’évangéliste, ce n’est pas Jésus qui a appelé ses premiers partisans. Ils sont devenus tels parce qu’ils ont réagi positivement à l’invitation implicite de Jean. Tout un changement par rapport aux synoptiques. Et ce n’est pas le seul. Simon n’est pas le premier partisan à suivre Jésus, mais le troisième, et il n’occupe aucune fonction spéciale. Ce n’est pas lui qui proclame la messianité de Jésus, comme dans les synoptiques[3], mais André. Dans le reste de l’évangile, d’ailleurs, sauf à la toute fin, au temps d’un rédacteur postérieur (ch. 21), il n’est jamais une figure dominante[4].

En plus de cette réévaluation radicale du rôle des premiers partisans de Jésus, il y a dans cette scène une autre note dominante. Il est frappant que le partisan par excellence en soit absent. Cette absence est accentuée par l’utilisation, voulue et consciente, d’un langage archaïsant, qui a pour ainsi dire obligé le parenthésiste à l’expliquer à son lectorat. On y parle de Simon, de messie, de Kèphas. Des mots qui sonnent plus on moins étrange aux oreilles du lectorat de l’évangile, qui ne sait pas trop ce qu’ils veulent dire. Tout cela est voulu. L’évangéliste a reçu sa compréhension de Jésus du partisan par excellence[5], et non pas de «Pierre». Il a vécu sous l’influence d’un homme marginal, inconnu de la grande Église, dont il respecte l’anonymat. Il fait partie d’une communauté où la responsabilité de la croissance du groupe est confiée à chaque membre, plutôt que d’être concentrée entre les mains de quelques officiels.

L’auteur n’a rien contre les façons dont on considère Jésus ailleurs dans la grande Église (christ, messie, seigneur, fils de Dieu), mais il a autre chose à dire sur lui. Il se sent libre vis-à-vis de l’organisation des autres Églises, qu’il s’agisse de celle de Rome, ou de celles de Paul. Et, selon lui, comme ses petites scènes en offrent l’illustration, Jésus lui-même est d’accord avec sa façon de voir les choses.

 

Ligne de sens

 

1. Si on voulait inculturer le récit évangélique chez nous, on commencerait par écrire que Jean et Jésus sont quelque part «dans le bois». Dans notre imaginaire, la «cabane dans le bois» est l’équivalent du désert de l’évangile, le lieu par excellence à l’écart du système, des lourdes pressions de l’existence, des contraintes de la vie, de l’inhumanité du quotidien. Dans le bois, on se retrouve par le fond, on vit de l’essentiel, on n’est pas rejoignable par le système représenté par le cellulaire, parce que les ondes ne s’y rendent pas. C’est à «demeurer» là qu’on trouve ce qu’on cherche. Mais la vie ne se passe pas dans le bois. Et, à toutes fins utiles, le bois nous est inaccessible, à moins de disposer d’un hydravion. C’est que le système aimant le bois qui sert ses intérêts, il n’a de cesse de le détruire à son profit et de le repousser de plus en plus loin. Il faut donc aller en soi pour se trouver «dans le bois», loin du système, pour «demeurer» avec Jésus, trouver ce qu’on «cherche» et «voir» ce qu’il veut nous montrer.

2. L’important, «dans le bois», c’est d’avoir un bon guide qui connaît la place, et des compagnons et compagnes qui aiment s’y retrouver. On n’y va pas pour se construire un château qui détruirait l’environnement et éloignerait les animaux. Avec le temps, cependant, les forêts changent, les cabanes doivent être remplacées, de nouveaux sentiers sont créés, les guides se succèdent les uns aux autres, pour accompagner les groupes, les aidant à trouver leur chemin. Avec le passage du temps, rien ni personne ne sont les mêmes. Reste le bois, toujours à l’extérieur du système, où se rendre pour trouver son chemin dans la vie. Dans le bois, il n’y a ni église, ni culte, ni organisation, ni credo, ni langage obligatoire, ni rien de tel. C’est pour ça qu’on y va, à la recherche du guide de sa vie.

 

Notes :

 

[1] Le commentaire qui suit reproduit pour l’essentiel André MYRE, Crois-tu ça ? Un commentaire contemporain de l’Évangile de Jean, Montréal, Novalis, 2013, pp. 163-167.

[2] Non donné à la première version de l’évangile de Jean, contenue dans les chapitres 1-12.

[3] Voir Mc 8,29; Mt 16,16 (changement du nom de Simon au v 18); Lc 9,20.

[4] En 6,8, dans le contexte de la multiplication des pains, où André et Philippe jouent un rôle, il est nommé pour que soit précisée l’identité d’André; en 6,68, il répond à une question de Jésus; en 13,6-9, il ne comprend pas le sens du lavement des pieds; en 13,23-24, il dépend du partisan par excellence pour trouver réponse à une question; en 13,36-38, il se fait annoncer son reniement; en 18,10, il use de violence; en 18,15-27, il trahit Jésus; en 20,2-6, il se fait  dépasser dans la course au tombeau; en 21,7, ce n’est pas lui mais le partisan par excellence qui reconnaît Jésus; en 21,15-17, il reçoit la responsabilité de veiller sur la communauté des partisans de Jésus. Ce n’est donc que sous la plume d’un rédacteur postérieur, à la fin du premier siècle, que Simon Pierre est réhabilité aux yeux de la communauté johannique. Dans le corps de l’évangile, soit de 1,19 à 20,31, il est carrément rétrogradé par rapport au rang qu’il occupe dans les synoptiques.

[5] Le rédacteur de Jn 20,2 l’appelle «l’autre partisan, celui que Jésus préférait».

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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